• Vengeance

    Vengeance. Je criais vengeance.
    Vengeance. Je ne me laisserai pas détruire aussi facilement. Le vent glacial me gifla la figure. Vengeance. La forêt recouverte par la neige semblait hurler, elle aussi. Son calme si blanc avait goût de sang. Je courais dans le vent, tel le vent, un seul mot résonnant dans ma tête : Vengeance. Tandis que les sous-bois s'agrandissaient sous mes pieds, ma vitesse décuplait. Tous ces mots, toutes ces paroles n'ont jamais été l'image de rien. Et toutes ces choses qui n'avaient jamais été venaient de déboucher dans le néant. Le rien. Je les tuerai tous. Jusqu'au dernier. Exactement comme ils l'ont fait. Je refoulai des larmes de rage. Le paysage en feu mêlé aux cris dans ma tête tranchaient avec la pâleur de l'hiver. Mais ça n'allait pas durer. Cet hiver aurait définitivement la couleur du sang. De leur, sang, puisque le notre a dû couler.
    Ma tignasse blonde flottait avec sauvagerie autours de moi; épaisse chevelure emmêlée qui sera bientôt souillée de leurs cris. Agonisants. Je laissai échapper un grognement de fureur décisif.
    J'étais grande, j'avais de la force. J'avais été une des meilleures manieuse de couteau dans la tribu. Un rire bas et cynique emporte ma gorge. Je les tuerai tous.

    Mon visage était a présent déformé par la haine. Avec fatalité, je compris aussi que quelque soit la douceur, la beauté ou la joie qu'il ait put peindre auparavant, il ne serait aujourd'hui plus que rage. Le visage d'un monstre. Qui criait vengeance. Et personne ne pouvait me retenir. D'ailleurs, personne ne serait pour me retenir. Un instant, la lueur tremblotante qui passa dans mes yeux faillit me faire revenir à la raison. Je failli m'arrêter, tomber, je failli pleurer. L'instant fut court. Je redoublai encore de vitesse,  me focalisant sur l'image de la bête féroce aux muscles fins que j'étais devenue, sous la fourrure de louve déchirée qui épousait impudiquement mes formes. Celtique jusqu'au bout de mes pieds nus devenus violet par le froid. Toutes mes affaires avaient brûlée avec le reste. Mon souffle se fit plus court. Je m'arrêtai soudain, analysant les environs. La peau de bête (celle du premier loup que j'avais tué) claqua sur mes hanches. Le froid glacial s'insinuait dans mon ventre et sur ma peau. Je serrai mes poings nus, humant l'air. Ces bois m'appartenaient. Nous appartenaient. Pieds nus, mains armées.

    Je ne repartis que plus déterminée. De souche en souche, évitant les branches et les arbres, comme portée par le vent, comme si les éléments eux-même voulaient me soutenir jusqu'au terme de cette injustice. Je m'envolais vers le seul endroit où je pouvais aller. Mon Destin. Leur souffrance, à l'égal de la mienne. Leur mort, autant que la nôtre. La mienne. De nouvelles images envahirent mes yeux. Je ne réagis pas, maintenant ma cadence. De toute façon, je ne voyais plus qu'eux. J'étais devenue aveugle par mes souvenirs. Ma force et ma rage.

    Je m'arrêtai. À droite.
    Tiens.
    Un sourire malveillant flotta sur mes lèvres. Trouvé.
    D'un bond, je m'engageai sur le sentier. Comme c'était ironique, je le tuerai en premier. Lui. Ce garçon que j'avais aimé. Tant. Mais ça ne signifiait plus rien, aujourd'hui. Plus rien. Le feu envahit à nouveau mon esprit et je perdis le peu de raison qu'il me restait. Oubliant mes derniers doutes, jusqu'à la moindre once d'humanité. Là. Ma grimace se voulut sourire. Derrière l'arbre. J'étais une chasseuse, plus silencieuse qu'une brindille sur la neige, consciente de chaque parcelle de mon corps. Maîtrisant tout. Une nouvelle lueur rougeâtre se mit à rallumer lentement les braises dans mes yeux. D'abord lui, puis elle. Puis le feu, sûrement. Oui, le feu. Tout ça devait finir dans le feu. Cette rage qui dévore tout, partant du creux de mon estomac vers la force des éléments. Œil pour œil, dent pour dent. Je retins mon souffle. D'un geste rapide, je ramassai une poignée de neige dans ma main droite. En un bond, je fus derrière l'arbre. Il se raidit. Il ne restait plus qu'un grand chêne pour nous séparer, un grand chêne se dressant encore entre nous, nos deux corps à l'arrêt. Yggdrasil. Le début et la fin. Je souris, songeant à son esprit nageant dans la mauvaise conscience, peut-être. Je bannis définitivement les souvenirs d'une partie de chasse, un jeu de cache-cache, deux mains posées sur deux yeux bleus. Les mains étaient tachées de sang. Ses mains. La lueur de folie qui dansait dans mes yeux n'en avait pas finit.

    Un saut. Je lui plaquai ma main pleine sur la bouche. La vengeance est un plat qui se mange froid. La surprise lui fit rejeter la tête en arrière, mais je maintenu ma poigne glaciale, le plaquant contre l'écorce. Il s'étouffa, m'arrachant un autre sourire. Peut-être souriais-je un peu trop ces temps-ci. Je balayai ses jambes d'un coup de pied tout en faisant glisser mon poignard en main gauche en le regardant cracher la neige. La colère avait remplacé la stupeur dans ses yeux. Il se releva, m'envoyant directement son poing vers le visage. Je savais qu'il ne se battrait pas longtemps. Il avait toujours était meilleur à l'arc qu'au corps à corps. Fusses mon poignard, ou la lueur dans mes yeux ; il chancela sous la peur. Un coup. Ventre, puis tête. De nouveau à terre. Je lui tombai dessus, enfonçant encore un peu plus son corps dans la neige, savourant ses gestes de lapin apeuré. Un peu de neige était resté collée sur ses lèvres, qui viraient au bleu. Lèvres bleues dans tâche de sang gelé. Ce fut peut-être ce détail.

    Vengeance. Un dernier éclair agrandit mes pupilles tandis que je hurlais cet ultime mot, aux uniques consonances qui m'animaient encore. Mon couteau s'était levé au dessus de ma tête. Tout s'accéléra. Le vent qui siffle, mes deux mains qui s'abaissent. Rage aveuglante. Injustice, impuissance. Feu, cris, sang. Désespoir. Peur. Impuissance, injustice. Rage. Vengeance. Une larme, qui perle.

    Le couteau déchira sa chair.


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  • Etoile

    Ça pue. Le train roule depuis trop longtemps. Ma maman me manque. Je l'ai perdue pendant la bousculade, tout à l'heure. Le ventre d'un gros monsieur me serre contre la porte, j'ai la joue écrasée contre la vitre. Ils nous ont dit que le voyage ne serait pas long. J'espère que c'est vrai, parce que ça pue. Les larmes me piquent les yeux. Je serre ma poupée contre mon cœur. Pourquoi est-ce que je me sens aussi seule ? Je veux ma maman. Mais je ne dois pas pleurer. Mon papa m'a toujours dit que c'était vilain de pleurer. Mais mon papa il est partit à la guerre. Il ne reviendra pas. Enfin, ça, c'est maman qui l'a dit. Mais il ne faut pas que je le dise, moi, parce que sinon elle va pleurer. Je le sais, elle l'a déjà fait. Mais si mon papa ne revient pas, alors il faut que ce soit moi qui m'occupe de maman. Prends soin d'elle, qu'il avait dit, en partant. Il ne faut pas que maman pleure. Il y a une secousse, et le gros monsieur me broie contre la parois en fer, j'entends quelque chose craquer et je grimace. Je n'ai pas de chance, ça doit être le seul gros monsieur de tout le train. Tout le monde est maigre, ici. Moi aussi, d'ailleurs. Ça pue le vomit, la sueur et l'incompréhension. Je dirais même que ça pue la peur. Il y a des gens qui geignent et qui pleurent, comme des animaux. Je n'aime pas cet endroit. Je n'aime vraiment pas cet endroit. J'espère qu'on est bientôt arrivés. Ma poupée est moite entre mes doigts. Encore un virage brusque. Le choc mou et humide me coupe à nouveau le souffle. J'espère que mon papa ne me grondera pas, parce que je vais pleurer. Enfin, je suis déjà en train de le faire, mais il paraît que c'est moins grave quand on met au futur, parce que c'est pas encore sûr. En fait, pour que tout soit vrai, il faudrait tout mettre au présent. Je pleure quand même discrètement, au cas ou quelqu'un me verrait. J'ai un peu honte, et puis maman m'avait dit que ça faisait de la peine aux autres quand ils voyaient quelqu'un pleurer. Je dois protéger ces gens, qui ne cachent même pas leurs larmes et leurs cris, ne pas leur en rajouter. Ils ne doivent pas savoir que ça ne se fait pas, mais c'est pas grave.

    Je suis la seule enfant. Je crois que je me suis perdue. J'ai du me tromper de train. Ça pue, j'ai mal partout. Cet endroit est horrible. Mais je dois rester forte. C'est mon rôle, de protéger les gens. J'ai le pouvoir des plantes, elle m'a dit ma maman. Je sais soigner, comme elle. Alors ont a pas le droit de se moquer de moi parce que je suis petite. La pression du ventre du gros monsieur se déserre, et je respire de nouveau un peu mieux. Je croise le regard perdu d'un passager. Ses yeux noirs restent un moment dans ma tête. Maintenant que j'y pense, j'ai vraiment hâte de devenir une vraie soigneuse. Peut-être même que je pourrais être docteure...

    Je veux sortir de ce train. J'en suis sûre, maintenant, c'est le mauvais. Mais ils n'ont pas l'air de vouloir nous faire sortir. Je veux voir ma maman, et mon papa. La vue du bout de tissu qui me sert de poupée me rend soudain encore plus triste.

    Je crois que même si on le voulait très fort, on ne pourrait pas être heureux, ici. Mon corps frêle est secoué dans tous les sens depuis tellement de temps que je ne sens plus les vibrations. Je ne porte qu'une légère robe blanche. Enfin, blanche, elle l'était à la base ; c'est devenu un chiffon grisâtre déchiré, maintenant. Avec une petite étoile, accrochée sur ma poitrine. Elle m'a souvent intriguée. On m'a dit que j'étais obligée de la porter. Mais de toute façon, je suis fière de l'avoir. C'est une des seules choses qui m'appartienne vraiment, avec ma poupée. Je la trouve très jolie moi, cette petite étoile jaune. Comme une lumière dans une nuit d'hiver. Mon étoile, comme ma sauveuse, dans ce monde affreux.

     


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  •  

    La barque était trouée. Comment aurait-elle put le savoir ?

    Elle était pourtant sûre de l'avoir vérifiée, hier. Quelqu'un avait du la trouer. C'était sûr. Quelqu'un savait. Sur le moment, elle avait plus à faire que s'interroger sur son identité. Après tout, il n'y avait peut-être pas de trous -ou si petit qu'il en fut insignifiant-, et quelques gerbes d'eau auraient remplis le bas fond à force d'éclaboussures... Elle commença à chercher. Toujours calme, mais de plus en plus vite. Il fallait qu'elle le trouve. Son cœur commençait lentement à battre plus lourdement. Là. Elle l'avait trouvé. Le bois avait été enfoncé par un objet en fer, peut-être une lampe ou le coin d'une pelle. Les coupeaux de bois pourtant solide étaient piqués vers le bas de manière désordonnée, semblant crier. Elle secoua la tête en interrompant brusquement sa contemplation et essaya de recouvrir la brèche de ses mains. Elle commençait légèrement à trembler. Non. Non, pas déjà.

    Le bois écorchait ses mains froides et mouillées. Elle savait que c'était vain. Peut-être devrait-elle appeler ? Elle se trouvait presque au milieu du lac à présent. Si elle criait assez fort... Non. Arrêter de penser. Pas ce stress. Pas de nouveau de sentiment. Cette peur. Elle n'y retournerai pas. Plus. Plus jamais. Quel qu’en soit le coût. Lentement, elle repris sa respiration. Elle allait se débrouiller. Il fallait qu'elle y arrive. À tout prix. Ses membres fatigués et encore endoloris de sa nuit blanche s'activèrent. Elle écopait l'eau. Le fond de la barque avait déjà presque eu le temps de se remplir de moitié, depuis tout à l'heure. Chaque pensée pouvait lui coûter la vie.

    Ses petites mains s'agitaient vite en mouvements frénétiques. Trop vite. L'eau glissait de ses doigts. Elle fuyait, avant même que la jeune fille aie eu le temps de la verser en dehors de l'embarcation. Le stress commença doucement à monter en elle. Comme une évidence, qu'elle s'efforçait de rejeter. Et au plus elle allait vite, au plus l'eau fuyait. Comme si c'était fait exprès. Comme si elle se riait d'elle.

    Accroupie, l'eau lui arrivait maintenant presque au dessus des genoux. La barque grinçait, déjà alourdie par le poids de ce qu'elle portait. Ce qu'elle portait. Mais elle ne voulait pas y penser non plus. Son regard apeuré se jeta vers l'horizon. Si seulement quelqu'un venait... Pas de ce côté-la de la rive, non. L'autre. La liberté. La vie. Sa vie. Les tremblements de ses mains commencèrent à gagner le restant de son corps. Elle ne devait pas pleurer. Pas maintenant. Mais si la barque coulait...

    Bien sûr, elle savait nager. Ce n'était pas ça, le problème. Le problème, c'était cette chose, à ses pieds. À son pieds. Le droit. Ce poids. Elle regarda sa frêle cheville brisée, tordue par le bracelet de fer contre lequel elle s'était battue tant de fois. L'eau montait. Le fer avait scié sa peau à de multiples endroits, la marquant de traits rouges et noirs, parfois violets. Le froid n'arrangeait rien. Des bleus couvraient ses genoux et ses pieds. La petite robe noire et usée qu'elle portait semblait se rire de l'hiver. C'était eux, qui lui avait donné. Tout ce qu'il lui avait donné. Avec ce poids à sa cheville. Un goût de rage et de haine monta dans sa bouche. Jamais, elle n'y retournerai. Elle frissonna de dégoût.

    La barque. Elle s'actionna. Encore une fois. Après quelques efforts vaincs, elle décida de reprendre les rames. Les rames. Les deux bouts de bois qu'elle avait taillé pendant la nuit. Le petit rafiot abîmé qu'elle avait récupérer n'en avait plus depuis longtemps. Et puis, au fond, peut-être que le trous y était déjà, depuis le début. Au fond, peut-être que c'était le destin. Le destin qui la ramenait toujours, sans cesse dans ce trous noirs sans issues, le destin, qui brisait toujours chaque infime chance de la laisser un jour rêver. Son destin.

    Toute son énergie vitale se propulsait dans ses bras, maniant toujours les rames. L'eau lui arrivait jusqu'à la taille. Elle s'animait avec la force du désespoir. Cette force, qui n'a pas de limites. Le bateau n'avançait pourtant déjà presque plus. Si elle y arrivait... Si elle pouvait y arriver... Elle redoubla d'efforts. Le bateau avança. Cent mètres. Il lui restait cents mètres. Soudain, son pieds droit la tira vers l'arrière. Le fer cogna contre sa cheville endoloris, rouvrant ses vieilles blessures avec l'eau glacée. Elle ignora les picotements de douleur, elle avait l'habitude. La boule venait de bouger, roulant vers le fond de l'embarcation. Cette boule de fer, reliée par une chaîne à son pieds. Son destin. Elle hurla de rage. Et pendant que son cris se répercutais dans les airs, elle se jeta sur ses chaînes, tirant de toutes ses forces. Après tout, le fer était vieux maintenant... Peut-être.. Si un seul maillons cédait... Et puis, ses râles avaient peut-être du alerter quelqu'un, de l'autre côté. De l'autre côté. Ou peut-être faisait-elle simplement jubiler la personne qui avait détruit son bateau. Il devait rire, oh, comme il devait rire de la voir se mourir lentement, à deux pas de l'enfer, dans ce passage si étroit, fuyant la mort vers la vie. L'eau verte et profonde sembla se calmer. Son pieds droit dérapa à nouveau brusquement vers l'arrière. La barque s'était arrêtée. Ses yeux s'agrandirent de terreur. Doucement, la barque penchait vers l'arrière, entraînant le poids du fer. La fille recula. Non. Non. Elle sentit un mouvement d'aspiration, et l'arrière de son bateau sombra. Sa chaîne se tendit. La deuxième partie de la barque s'était relevée, surplombant l'eau de quelques centimètres. Elle s'immobilisa une seconde. Une seconde tangible. Une de celles, où tout peut arriver. Une seconde qui n'existe presque pas, silencieuse et irréelle. La dernière.

    Ses yeux s'agrandir encore d'un éclat fou, comme s'ils voulaient fuir ce corps condamnés. Son cris resta bloqué dans sa gorge, pourtant, elle en était sûre, ç'aurait été le plus terrifiant de toute son existence. La barque sombra. L'eau l'engloutit. Sa force brisa pratiquement l'embarcation en morceau. La fille se débattit. Sa main s'accrocha à un bout de l'épave. Le bois. Il flotte ! L'eau glaciale avait envoyé une décharge d'adrénaline à ses membres. Aller. Encore un effort. Un espoir. Tu vas y arriver. Le bois craqua. Elle essaya de se hisser sur un nouveau morceau de bois, mais elle était trop lourde. Le bois ne tenait pas - ne tiendrait pas -, se réduisait en pièces, sous ses doigts. Comme l'eau, qui l'avait fuie. Non. Elle se débattait, une lueur de folie animant ses yeux. Si elle ne s'arrêtait pas de bouger, en s'aidant du bois, elle pouvait peut-être le faire. Oui. Elle avait avancé. Cinq mètres. Elle avait fait cinq mètres. Le morceau de barque auquel elle s'accrochait encore de toute ses forces se brisa. Et à cet instant là, dans ses yeux, quelque chose se brisa avec la barque. Un instant, elle aurait pu laisser la folie l'emporter. Elle aurait pus se battre, perdant tout contrôle, elle aurait pus se battre jusqu'au bout. Mais elle était déjà arrivée à bout depuis bien longtemps. Ses jambes et ses bras épuisés battant au ralentit semblaient battre dans le vide, et elle se sentit lâcher prise. L'effet de l'adrénaline s'atténuait. Ses mains brassaient doucement l'eau autour. La boule de fer reprit enfin ses droits, l’entraînant de nouveau vers le bas. Ses droits. Elle lui reprenait son dernier droit : celui de respirer. Celui de vivre. Mais après tout, elle ne voulait pas d'un air pourris. Elle abandonna. Elle coulait. D'abord vite, puis de plus en plus lentement, doucement, comme dans un rêve. Ou bien était-ce elle, qui voyait tout au ralentit, son cerveau, qui était déjà en train de s'arrêter ? … Les yeux grands ouverts, son corps enfin relâché, elle coulait.

    Alors ça y est. C'était comme ça que ça se finissait. Ses pensées dérivèrent. Elle regarda son bateau brisé parsemé de rayons de lumières qui gisait à la surface de l'eau. À défaut de réussir à l'aider, il avait sauvé sa peau, lui, au moins... Chacun pour sois. Comme là-bas... Elle coulait. Cette chose la tirait vers le fond, la tirait vers la mort. Elle savait, elle avait toujours sus que cette chose la tuerait. Elle était prisonnière

    Numéro neuf. De la soixante-douzième catégorie. Numéro neuf. Cette échos résonna sans fin dans sa tête, écorchant les dernières parois de sa raison. Une bulle s'échappa de sa bouche. Ses souvenirs lui faisaient trop mal. Des voix froides et informatiques résonnaient. La douleur qui enserraient ses poumons à vifs finit néanmoins par faire taire les cris dans sa tête.. Elle avait épuisé tout l'air qu'elle avait en réserve. Elle était maintenant dans la dernière phase de l’apnée. Celle ou l'on tenait, celle ou l'on comptait les secondes sans plus aucunes onces d'air pour abreuver le cerveau. Si elle en avait eu la force, elle aurait ris en songeant qu'avant, elle s'était souvent entraînée à retenir sa respiration, dans le petit lac devant leur maison. Le rire d'une petite fille résonna dans sa tête. Ses pensées ralentirent. Avant...

    Cela paraissait tellement loin... Comme un vieux rêve, dont on ne s'était jamais remis. Un souvenir incertain. Elle avait appartenu à un autre monde. Une autre vie. L'eau était de plus en plus dense, autours d'elle. Elle ne comprenait pas pourquoi elle était toujours là. Ça ne menait à rien. Pourtant, au début, elle avait vraiment crus que... Elle avait était si près du but... Un instant, elle avait crus qu'elle pouvait y échapper. Tout avait était si facile... Après tant d'années, elle avait réussis. Elle avait crus.

    Sa tête cogna. De l'air. Il lui fallait de l'air. La douleur. Encore. Elle brûlait de l'intérieur. Ses membres engourdis n'avaient plus la force de bouger. Une larme perla au coin de ses yeux. Elle n'avait jamais osé pleurer. Elle s'était retenue tout ce temps, toutes ces années. Elle avait supporté des choses, qu'on était pas capables de supporter. Comme eux. Eux tous. Mais elle n'y pensais pas. Eux non plus. Il y a un moment où la douleur de chacun est trop grande pour que l'on puisse s'occuper de celles des autres. Notre douleur éteint celle des autres, et notre désespoir éteint toutes vies autour de nous. L’empathie disparaît. Ils étaient tous morts. Éteints. Elle ne voulait pas. Elle ne voulait pas leur ressembler. Elle aurait tout fait pour fuir, garder son semblant humanité, ne pas sombrer. Elle avait tout fait pour fuir. Et pourtant, elle sombrait.

    Elle avait était aussi cruelle, qu'eux. Elle les avait oubliés, effacés. Elle s'en fichait. Elle s'était enfuie, elle.

    Mais elle s'était vraiment battue jusqu'au bout. Elle l'avait mérité. Elle l'avait mérité, son salut... Pourquoi ?...

    Ses larmes coulaient, se répandant dans l'eau sombre, disparaissant, mourant au fur et à mesure qu'elles naissaient. Au moins, personne ne pouvait le voir.

    Elle mourrait. Enfin, elle jetait ses derniers regrets, enfin, elle pardonnait, enfin, elle acceptait. Parce qu'elle allait partir. Elle le comprenait. À quoi bon laisser des choses ici ? Elle lâchait enfin. Un sentiment de bien-être envahit ses dernières pensées, de plus en plus faibles, de plus en plus lentes.

    Elle ne comprenait pas pourquoi elle était encore consciente. Peut-être avait-elle encore quelque chose à faire ici ?.. Elle avait fermé les yeux. Le rire de la petite fille résonna à nouveau. Un pâle sourire éclaira le visage de la jeune fille brisée, à l'antre de la mort. Elle la voyait, cette petite fille. L'eau va l'étouffer. Elle retient sa respiration depuis vingt secondes ; c'est son records. Ses joues rouges sont gonflées, ses yeux innocents écarquillés. Elle est accroupie dans « le petit lac ». Puis soudain, elle se relève. Sa tête perce à la surface et elle engouffre une grande bouffée d'air en riant. Quelqu'un l'appelle. Sa mère. Elle crie son nom. Son nom. Un nom.. qu'elle avait oublié.

    Elle était.. Numéro neuf. C'était tout. Elle n'était personne. Elle était le vide.

    Mais l'appel se répétait. Elle voulait y retourner. À ce moment. Dans ce souvenir. Toute son âme se tendait vers cette dernière image. Une percée de soleil, de goût, de couleurs, d'odeurs, de sourires. Elle voulait tout oublier. Rien d'autre n'avait compté en dehors de cette peur, après. Revivre ce souvenir à jamais. Et si.. et si tout ça n'était qu'un jeu ?... Elle retenait sa respiration, essayant à nouveau de battre son records. Elle irait jusqu'au bout du jeu, cette fois. Elle le gagnerait. Oui. C'était ça. Elle gagnerait le jeu de sa vie. Libre. Petit à petit, les bourdonnements de douleur dans sa tête s'éteignirent, puis ses poumons aussi. Lentement, ses pensées moururent. On aurait pus voir dans sa tête, comme seul souvenir, comme seul signe de la vie qu'elle avait eue, une après-midi ensoleillée et le rire d'une enfant. Un nom, qui résonne...

    La boule de fer toucha le fond.

     

    ...J'ai... gagné.... 

    L'immense lac revint au calme, un ange au fond de l'eau. Un sourire brisé sur les lèvres.

    Éternel.


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  • Silence. 

     

    Je vis dans un silence total depuis ma naissance. Le monde, les choses, les gens sont muets. Je ne parle pas non plus. Je n'aime pas parler. Je ne suis jamais sûre de ce que je dis, alors je préfère faire comme si je ne savais pas faire. Je me tais. Les gens me croient. Ils préfèrent ne pas m'embêter; sans doute pensent-ils qu'ils troubleraient mon silence. Mon silence intérieur. Ils ne savent pas qu'il me fait peur. Avant, je ne m'en étais jamais plainte. J'étais une enfant réservée. Ou plutôt absente. Je n'avais que ma tête pour m'évader. Imaginer. Les gens me disaient passive, je dirais vaporeuse. Et puis, j'avais fini par arrêter d'imaginer. À manquer de ces bruits inconnus, à le haïr, ce silence. Ça ne m'était jamais venu à l'esprit, avant. Manque-t-on de ce que l'on ne connaît pas ? Ma vie était faite d'attente et de silence. De rien. De vide, de suspension, d'instant éternel entre deux fils. De la prolongation de ce moment où l'on trébuche ; cette seconde qui défie les lois de la gravitation, la seconde éternelle avant de tomber. Les yeux éteints, aucunes pensées pour les illuminer, l'oubli et l'instant se mélangeant. Les gens n'avaient jamais trop fait attention à moi; même mes parents, mes frères et mes sœurs. Que fait-on de quelqu'un qui ne peut ni te comprendre, ni te parler ? J'étais comme une âme errante, calme et silencieuse. Je n'étais pas le seul problème présent, et la pitié avait fini par s'envoler de leurs yeux. Ils avaient préféré m'oublier. Chaque jour un peu plus, le visage inexpressif et les gestes engourdis; mes pensées s'éteignaient. Je n'avais aucun bruit, aucun sons pour les alimenter.
    Et puis, c'est arrivé.
     
    _ “Enfin, taisez-vous un peu!”
    Notre professeur était grand, les cheveux en batailles, et des lunettes carrées posées sur le nez. Il portait un grand pantalon marron avec une chemise blanche rentrée à l'intérieur ainsi qu'une veste rêche et terne. Il avait un air triste et généreux.
    _ “Les enfants!” s'exclama-t-il encore, se désespérant de la dissipation de mes camarades.
    Quelques années seulement auparavant, le savoir tenait tout le monde en écoute, et les élèves se tenaient assis, prostrés, une vénération craintive dans les yeux. Maintenant, tout était en train de changer, de se bousculer. La fin de la guerre, l’essor des nouvelles technologies, les nouvelles idées, l'art absurde.
    Soudain, on toqua à la porte. Une goute de sueur perla sur le front de notre professeur, il tira sur son pantalon puis vint ouvrir. Notre directrice au regard sévère et aux cheveux tirés entra dans la salle suivie d'un jeune garçon.
    _ “Charles Banti est nouveau dans la région, et il finira son année ici, dans cet établissement et dans votre classe. Tachez de bien l’accueillir.”
    Le jeune garçon avait un regard timide et un air malicieux. La directrice disparu et, sans se faire prier, le nouvel arrivant vint s'installer au fond de la classe.
     
    Maintenant j'ai recommencé à respirer, je crois. Mes yeux, que je croyais condamnés semblent s'être rouverts. J'observe de nouveau le monde. Enfin, de nouveau, je m'y intéresse, comme si la fin de mon enfance ne m'avait pas volé mon innocence. Je regarde ce monde, que je croyais interdit. Il n'était pas fait pour les gens comme moi; il avait un rythme qu'il fallait suivre et comprendre. Les gens comme moi, plongés dans le noir ou le silence, venaient d'ailleurs. Ils devaient attendre, attendre que ça se finisse pour arrêter de n'être rien. Je me rappelle ce que je pensais encore à l'époque. Que ce n'étais pas juste, que je n'avais pas le droit d'être comme ça, que je ne voulais pas: C'était la seule chose que j'étais capable de comprendre.
     
    Ils ne savaient pas, ils ne savaient rien, et ils se maudissaient de mon sort ; ils l'oubliaient en pensant faire disparaître cette injustice qui les gênait. Ce qu'ils ne comprenaient pas, c'était que c'était moi. C'était moi, la pâle figure condamnée. Le problème, c'était moi, qui l'avais. Et je ne comprenais même pas pourquoi. J'étais née différente, c'était comme ça. Oh, si seulement j'avais pus crier à l'aide... Mais ils ne comprenaient pas que je ne n'étais toujours pas morte, même si je ne pouvais le prouver. Ils ne voyaient que mes yeux vides et mon absence. Ils s'imaginaient peut-être qu'il y avait un autre monde, pour nous.
    Elle est dans sa bulle.
    Non. Non, j'étais juste en dehors de la vôtre.
    Et les remparts incassables, c'est vous qui les avaient construits. Vous, vous et votre société pourrie.
     
    Mais alors, je l'ai rencontré. Cet étrange garçon, ce nouvel arrivant qui avait débarqué dans mon quotidien, le quotidien de ma vie. Mon in expressivité n'avait pas l'air de lui faire peur. Pourtant, c'est bien connu; les gens ont peur de l'inconnu.
    Lui n'avait pas peur de moi. Je ne l'ai pas pris pour un sauveur ; plutôt pour un fou, au début. Il me parlait.
    Je me disais, le regard fixé ailleurs, qu'il finirait bien par se lasser. Et puis, il se mettait à rire. D'un petit rire discret qui faisait briller ses yeux pleins de couleurs, de rêves et d'idées. De toutes ces choses, que je ne connaissais pas; de toutes ces choses qui m'étaient interdites.
    D'un air compréhensif, il montrait les oiseaux que je regardais dans le ciel, il souriait, il parlait, il parlait. Sa bouche, comme une source intarissable, semblait vouloir compenser la sécheresse de la mienne.
    Alors, petit à petit, mon regard avait commencé à s'arrêter sur lui. Une question, des pensées qui se réveillaient. Quoi ?.. Qu'est-ce qu'il voulait ?. Je suis sourde. Je suis sourde. Je vis dans le silence, depuis toujours. Il n'avait pas l'air de s'en rendre compte. Et puis, il avait essayé de m'écrire, sur un papier. Bien sûr, il savait. Tout le monde savait ici, de toute façon. Se moquait-il ?
    Je n'avais pas non plus appris à déchiffrer les lettres. Il n'y avait pas d'utilité à apprendre des signes, quand on ne savait pas à quoi ils correspondaient. Le regard vide que je lui avais alors lancé avait fait passer un nuage d'ombre devant ses yeux. Peut-être qu'à ce moment-là, j'aurais aimé lui dire, lui dire que je comprenais, que même si je n'entendais pas ses mots, j'étais humaine quand même, et que je ne pouvais juste pas communiquer. Puis mes pensées s'étaient effritées, éparpillées, comme emportées par un courant d'air. Je n'étais plus rien.
    Le temps continuait à n'avoir aucun impact sur mes yeux morts.
    À force d’être transparente, j’avais fini par devenir une grande observatrice. On ne se méfie jamais du décors. J'avais souvent découvert la plupart des secrets des gens, la plupart de leurs craintes et de leurs envies. Oh, non, cela ne m'intéressais pas; mais il suffisait de regarder. Je n'avais jamais eu ni problèmes ni ambitions, et comme je n'existais pas je buvais la vie des autres. Enfin, ça, c'était avant.
    Maintenant je ne ressentais plus le besoin de m'accrocher inutilement à des illusions, mais je m’étais souvent entraînée petite et c’était resté; question d’habitude. Observer.
    J'ai ainsi remarqué que c'était un garçon plein d'humour. Souvent en classe, il disait des choses, et tout le monde riait. Parfois, c’était juste un mot. Ça devait être des choses intelligentes, parce que parfois, même le professeur riait aussi malgré lui.
    C’était un garçon joyeux en soi. Il avait l’air de faire de sa vie une blague, qu’il s’amusait à raconter à tout le monde.
    Je n’aurais sus dire s’il était beau, je n’avais jamais eu d’avis sur eux. Il avait les cheveux bruns et de discrets yeux bleus-gris; et pourtant, la vie qui l’animait me devint presque une fascination. Il vivait à deux-cent pour cent, à deux-cent à l'heure, tout le temps, enchaînant un geste à un sourire, un rire. Il n’en paraissait par pour autant immature, juste… Sur le bon chemin.
    Moi, une sourde-née a demi-morte, de plein fouet, j’avais rencontré la vie. Et je voyais toutes ses formes, toutes ses couleurs et même tous ses sons dans les yeux de ce garçon. Je crois qu'il finit par aimer le défi que je représentais, et il décida de rester de plus en plus souvent avec moi. Il ne s'exprimait pas beaucoup, mais il avait l’air de savoir à quel point une présence était réconfortante. Je ne le savais même pas, et j’en suis devenue dépendante. Il continuait à me parler, cet idiot. Et je finissais même par avoir envie de le comprendre.
    Et puis un jour, c’est arrivé. Il m’a fait rire.
    Il faut dire que son humour, ce n'était pas que dans l’art de manier les mots qu'il le maîtrisait; en un regard ou un geste il savait trouver la justesse de ce qui touchait. Parfois même, il ne le faisait pas exprès: c’était simplement en lui. Je n’avais pas entendu mon rire, mais il s’était arrêté, fixé sur moi. Ses grands yeux vivants avaient brillé d’une lumière étrange, nouvelle. Il avait paru ému. Puis c’était arrivé une nouvelle fois, et de plus en plus souvent. Et à chaque fois, dans son regard océan, un bateau semblait prendre les voiles, un nouveau phare semblait s’allumer, plein de curiosité… et de respect. Je n’osais croire à la fierté que j’y lisais.
    Lentement, il m’a tout réappris. Il m'a réappris à observer le monde avec des yeux nouveaux, des yeux d'enfant; à faire attention aux gens et aux choses, à trouver de la magie dans la rosée du matin déposée sur une feuille de chaîne, à apprécier un thé chaud sous l'orage. Et, en prenant son temps, m’aidant pas par pas, avec toute la patience et les heures du monde, il a réussi.
    Il m’a tiré de ce trou où j’avais lentement glissé, bouffée par une communauté abimée jusqu’à la moelle. Il m’a redonné vie.
    Il voulait m’apprendre à écrire, et à lire. Trouver des traitements contre ma surdité; Quand à ma langue de plomb, il avait confiance, il savait qu’elle se délierais un jour faute de réel handicap. De plus en plus, j’ai commencé à être à l’aise, à lui faire confiance, m’accrochant à lui comme un naufragé à une bouée. La confiance.
    C’était un sentiment nouveau, que je n’avais encore jamais ressentis avant. Encore moins envers moi-même. Après tout, c’était son corps, ses oreilles traîtres qui m’empêchais de vivre comme les autres, c’était sa déficience qui me noyait, à cette chose qui vivait en moi. Comment lui faire confiance ?
    Plus rien n’existait à part lui. C’était la vie, la vie que j’avais tant convoité que je voyais briller dans ses yeux, à portée de main. L’espoir.
    Il avait fini par passer l'entière totalité son temps avec moi, s’émerveillant chaque jour de mon épanouissement. Et puis, il riait toujours autant. Comme si ça n’avait jamais été grave, tout ça. Comme si le reste n'avait pas d'importance.
    La première chose qui m’avait fascinée d'ailleurs, c’était la manière dont il riait je crois, depuis le début. Son rire.
    Son rire, qui partait de rien dans les profondeurs de sa poitrine et qui éclatait, s’éparpillant dans tous les sens comme pour aller refaire le monde. L'avenir.
    Cette manière qu’il avait de renverser légèrement la tête en arrière. Son visage illuminé, ses yeux plissés. La justesse, la joie et la vie qui s’en dégageait.
    Et puis un matin, il n’y a plus eu “que lui”, il n’y a juste eu plus “que nous”.
    Je me suis mise à exister.
    Contre mon gré; je m’étais résignée depuis longtemps à attendre. Mais il avait déjoué les règles du jeu: en m’attachant à lui, je m'étais attachée à ma vie sur cette terre, qui me reliait à la sienne, à l’instant; le fait que l’on soit là, tous les deux, peut-être plus demain, juste ici et maintenant. Et combien c'était immense. Il m'a donné quelque chose à perdre. Je ne voyais que lui, que moi, que lui et nous; en plus d’être sourde et muette, si j’avais crus un jour devenir aveugle du reste, je ne pensais pas que ce serait à cause de lui.
    Je suis tombée amoureuse d’un rire, que je n’étais même pas capable d’entendre.


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  • L'ivrogne céleste


    La nuit était froide, sans charme. Je regardais les passants, m'amusant des fossés qui les séparaient parfois les uns des autres. J'attendais. Je savais qu'il y avait une explication logique à mon attente, mais je me sentais à des années lumières de tout. Je me demandais ce que je foutais là. Comme toujours. Un vieux s'avance, il a un nez rouge en patate, tout comme le reste de son visage. Il a les cheveux gris, les yeux pleins. Il est saoul. Il titube un peu. Tu es triste, madame? me demande-t-il pâteusement avec ses grands yeux. Je secoue la tête en mimant un sourire. Il s'arrête maintenant. Corine? C'est toi, Corine? s'exclame-t-il toujours innocemment, sans trop sembler me voir. Je secoue de nouveau la tête d'un sourire triste et lui dit que non, ce n'est pas moi Corine. Un instant, il paraît déçu puis semble se reprendre. T'es qui alors, toi? Quelqu'un d'autre, je dis. Il paraît comprendre. Il sourit. Vous zêtes belle, madame, dit-il alors en détachant chaque syllabe, comme pris par une évidence. Vous zêtes belle. Puis il détourne la tête et s'en va comme s'il avait soudain eu honte, titubant dans le noir de la nuit, redevenant un passant-fantôme au milieu d'une rue. Mes yeux ternes le suivent du regard. Sa dernière phrase résonne dans ma tête, comme seul point d'attache à cette réalité si loin de la mienne. -A des années lumières.

    "Vous zêtes belle, madame."
    Vous êtes belle, et moi je suis laid, vous êtes jeune, et moi je suis vieux, vous n'êtes pas Corine, et moi je suis saoul, vous êtes belle, madame. Moi qui ne suis même pas une madame.
    Un instant décalé avec le reste du monde, un sursis. L'accord d'une minute d'attention. Les yeux de cet homme brillants à travers moi, plus loin que moi, comme s'il y voyait une lumière, là-bas, tout au fond, une lumière que j'aie oubliée.
    Quelqu'un qui s'arrête l'espace de quelques secondes, qui laisse sa clope se consumer entre ses mains, qui laisse ses problèmes et son état d'ébriété avancé à cause peut-être d'un divorce douloureux, quelqu'un qui s'arrête un instant pour en observer un autre. Quelqu'un qui s'oublie un instant pour en faire exister un autre. Quelqu'un qui oublie la misère de sa vie et son décor crasseux pour trouver de la beauté en un étranger. Z'êtes Belle MaDame.

    Ce belle qui éclate sur sa bouche, défiant les lois, sa langue ricochant sur le Dame. Un mélange pâteux et zozotant pour exprimer une idée sereine et lumineuse, le regard porté vers ailleurs. Un salut.
    Innocence et honte dans un même temps.
    Regret et espoir.
    Constat et hésitation.
    Lumière.


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