• Les Heures Souterraines (extrait)

    « Elle est parvenue à ce point de fragilité, de déséquilibre, où les choses ont perdu leur sens, leurs proportions. À ce point de perméabilité où le plus infime détail peut la submerger de joie ou bien l'anéantir. »

    « Aujourd'hui, parce qu'elle est arrivée au bout, au bout de ce qu'elle peut supporter, au bout de ce qu'il est humainement possible de supporter. C'est écrit dans l'ordre du monde. Dans le ciel liquide, dans la conjonction des planètes, dans la vibration des nombres. Il est écrit qu'aujourd'hui elle serait parvenue exactement là, au point de non-retour, là où plus rien de normal ne peut modifier le cours des heures, là où rien ne peut advenir qui ne menace l'ensemble, ne remette tout en question. Il faut que quelque chose se passe. Quelque chose d'exceptionnel. Pour sortir de là. Pour que ça s'arrête. »

    « Ou bien elle rencontrerait un homme, dans le wagon ou au Café de la Gare, un homme qui lui dirait madame vous ne pouvez pas continuer comme ça, donnez-moi la main, prenez mon bras, rebroussez chemin, posez votre sac, ne restez pas debout, installez-vous à cette table, c'est fini, vous n'irez plus, ce n'est plus possible, vous allez vous battre, nous allons nous battre, je serai à vos côtés. Un homme ou une femme, après tout, peu importe. Quelqu'un qui comprendrait qu'elle ne peut plus y aller, que chaque jour qui passe elle entame sa substance, elle entame l'essentiel.
    Quelqu'un qui caresserait sa joue, ou ses cheveux, qui murmurerait comme pour soi-même comment avez-vous fait pour tenir si longtemps, avec quel courage, quelles ressources. Quelqu'un qui s'opposerait. Qui dirait stop. Qui la prendrait en charge. Quelqu'un qui l'obligerait à descendre à la station précédente ou s'installerait en face d'elle au fond d'un bar. Qui regarderait tourner les heures sur l'horloge murale. À midi, il ou elle lui sourirait et lui dirait : voilà, c'est finit. »
    « Elle sait qu'elle ne se rendormira pas, elle connaît le scénario par cœur, les positions qu'elle va adopter l'une après l'autre, la respiration qu'elle tentera d'apaiser, l'oreiller qu'elle calera sous sa nuque. Et puis elle finira par allumer la lumière, prendra un livre auquel elle ne parviendra pas à s'intéresser, elle regardera [ses] dessins accrochés aux murs, pour ne pas penser, ne pas anticiper la journée,
    ne pas se voir descendre du train,
    ne pas se voir dire bonjour avec l'envie de hurler,
    ne pas se voir entrer dans l’ascenseur,
    ne pas se voir avancer à pas feutrés sur la moquette grise,
    ne pas se voir assise derrière ce bureau.

    Cela fait déjà longtemps qu'elle a perdu le sommeil. Presque chaque nuit l'angoisse la réveille, à la même heure, elle sait dans quel ordre elle va devoir contenir les images, les doutes, les questions, elle connaît par cœur les détours de l'insomnie, elle sait qu'elle vas ressasser tout depuis le début, comment ça a commencé, comment ça s'est aggravé, comment elle en est arrivée là, et cet impossible retour en arrière. […] Toutes ces choses autrefois si faciles aujourd'hui devenues si lourdes.
    Dans la moiteur des draps elle parvient toujours à la même conclusion : elle ne va pas y arriver. »

    // « Elle concède son corps, une partie de son temps, sa présence un peu lointaine, elle sait qu'il donne et qu'elle ne lâche rien, rien d'essentiel.
    Maintenant elle le remercie d'être là. En attendant mieux.
    Elle n'a pas peur de le perdre, de le décevoir, de lui déplaire, elle n'a peur de rien : elle s'en fout.
    Et contre ça, il ne peut rien.
    Il faut qu'il la quitte. Il faut que ça s'arrête.
    Il a suffisamment vécu pour savoir que cela ne se renverse pas. Lila n'est pas programmée pour tomber amoureuse de lui. Ces choses-là sont inscrites au fond des gens comme les données dans la mémoire morte d'un ordinateur. Lila ne le reconnaît pas au sens informatique du terme, exactement comme certains ordinateurs ne peuvent lire un document ou ouvrir certains disques. Il ne rentre pas dans ses paramètres. Dans sa configuration.
    Quoiqu'il dise, quoiqu'il fasse, quoiqu'il essaie de composer.
    Il est trop sensible, trop épidermique, trop impliqué, trop affectif. Pas assez lointain, pas assez chic, pas assez mystérieux,
    Il n'est pas assez. »

    « Ce jour-là peut-être il avait compris que rien ne pourrait vivre ni grandir entre eux, rien ne pourrait s'étendre ni s’approfondir, et qu'ils resteraient là, immobiles, dans la surface molle des histoires éteintes. Ce jour-là peut-être il s'était dit qu'un jour il aurait la force de s'extraire et de ne plus jamais se retourner. »

    « Il a pensé qu'il l'aimait, il aimait tout d'elle, les fluides, la matière, le goût. Il a pensé qu'il n'avait jamais aimé de cette manière, dans la perte, tout le temps, avec ce sentiments que rien n'était préhensible, que rien ne pouvait être retenu. »

    // « Au moment où elle sort de la gare, il lui semble qu'elle a atteint sa propre limite, un point de saturation au-delà duquel il n'est plus possible d'aller. Il lui semble que chacun de ses gestes, chacun de ses mouvements, parce qu'il a été répété plus de trois mille fois, menace son équilibre. »

    « Les gens gentils sont les plus dangereux. Ils menacent l'édifice, entament la forteresse, un mot de plus et Mathilde pourrait se mettre à pleurer. »

    « Elle n'a même pas envie de pleurer.
    Elle a du glisser par mégarde dans une autre réalité. Une réalité qu'elle ne peut comprendre, assimiler, une réalité dont elle ne peut saisir la vérité.
    Ce n'est pas possible. Pas comme ça.
    Sans que rien, jamais, n'ait été dit. Rien qui puisse permettre de passer outre, de réparer.
    […]
    Parce qu'il y a cette violence, en elle, qui enfle d'un seul coup : un cri contenu trop longtemps. Ce n'est pas la première fois. »

    // « Le parfum de Lila flottait dans l'air, l'empreinte invisible lui arrachait la gorge.
    Il est midi et il n'a pas faim. Il a un trou à l a place de l'estomac. Une douleur brute. Quelque chose qui oppresse, qui brûle, qui n'appelle aucune nourriture, aucun réconfort. »

    « Entre eux il avait été question de chimie : les corps étrangers parfois se mêlent, s'accordent, se confondent. Entre eux il avait été question de corps, sans aucun doute. Et comme il n'avait jamais tout a fait renoncé à ses expériences de petit garçon, il avait voulu savoir si le mélange des peaux pouvait se transformer, s'accomplir.
    Si la chimie, par contagion, par diffraction, pouvait s'épandre, s'éprendre.
    […]
    Très vite il s'était heurté à sa réserve, à sa distance, ses absences. Très vote il avait compris qu'elle ne pourrait l'aimer qu'à l'horizontale, ou quand il la tenait par les hanches au dessus de lui. Dès le début, il s'était heurté à cet air d'indifférence qu'elle opposait à toute tentative d'effusion, à son visage fermé des lendemains.
    […]
    De même, quand ils se retrouvaient après quelques jours ou quelques semaines sans se voir, l'élan qui toujours le propulsait vers elle lui semblait faire offense, heurtait son immobilité. Il n'avait pas de prise. Rien à quoi s'accrocher.
    Elle n'ouvrait pas les bras. »

    « Ils n'étaient pas ensembles. Ils ne formaient rien, aucune géométrie, aucune figure. Ils s'étaient rencontrés et s'étaient contentés de reproduire cette rencontre, autant de fois qu'ils s'étaient vus : se mélanger l'un à l'autre et constater l'évidence de la fusion.
    Lila était sa perte. Sa punition.
    […]
    La relation amoureuse peut-être se réduisait à ce déséquilibre : dès lors qu'on voulait quelque chose, dès lors qu'on attendait, on avait perdu.
    La chimie ne pouvait rien contre la mémoire et les amours de Lila, inachevées. Il ne pesait rien contre l'homme qu'elle attendait, espérait, un homme lisse auquel il ne ressemblait pas.
    Et les mots, comme les liquides, s'étaient évaporés.

    Cette fois, c'est lui qui a perdu. Il aime une femme qui ne l'aime pas. Peut-être n'existe-t-il rien de plus violent que ce constat, cette impuissance ? Peut-être qu'il n'y a pas pire chagrin, pire maladie ? »

    Il regarde la ville, cette superposition de mouvements. Ce territoire infini d'intersections, où l'on ne se rencontre pas.

    // « Cela ne peut plus durer, les dommages subis sont permanents et irréversibles, cela ne peut plus durer, les dommages subis sont permanents et irréversibles. »

    « Mais les gens désespérés ne se rencontrent pas. Ou peut-être au cinéma. Dans la vraie vie, ils se croisent, s'effleurent, se percutent. Et souvent se repoussent, comme les pôles identiques de deux aimant. Il y a longtemps qu'elle le sait. »

    La mort de Philippe fait partie d'elle. Elle est inscrite dans chacune des cellules de son corps. Dans la mémoire des sens. Et ce premier jour de printemps, baigné de soleil. Une cicatrice pâle, qui se confond avec la peau.

    « Peut-être que tout est là : dans cette inconscience. Ainsi la vie en bocal est-elle possible tant que tout glisse, tant que rien ne heurte ni ne s'affole.
    Et puis un jour, l'eau se trouble. Au début, c'est imperceptible. À peine un voile. Quelques particules de vase déposées au fond, invisibles à l’œil nu. En silence, quelque chose se décompose. On ne sait pas bien quoi. Et puis l'oxygène vient à manquer.Il

    Jusqu'au jour où un poisson fou se met à dévorer tous les autres. »

    // « Il est fatigué. Il aimerait qu'une femme le prenne dans se bras. Sans rien dire, juste un instant. Se reposer, quelques secondes, prendre appui. Sentir son corps se relâcher. Parfois il rêve d'une femme à qui il demanderai : est-ce que tu peux m'aimer ? Avec toute sa vie fatiguée derrière lui. Une femme qui connaîtrait le vertige, la peur et la joie.
    Est-ce qu'il pourrait aimer une autre femme ?
    Maintenant.
    Est-ce qu'il pourrait désirer une autre femme : sa voix, sa peau, son parfum ? Est-ce qu'il serait prêt à recommencer, encore une fois ? Le jeu de la rencontre, le jeu de la séduction, les premiers mots, le premier contact physique, les bouches et puis les sexes, est-ce qu'il a encore la force ?
    Est-ce qu'au contraire, il est amputé de quelque chose ? Est-ce que dorénavant quelque chose lui manque, lui fait défaut ?
    Recommencer. Encore.
    Est-ce que cela est possible ? Est-ce que cela a un sens ? »

    « Il est fatigué de ses humeurs feintes et de ses illusoires mixités. La ville est un mensonge assourdissant. »

    // « Elle n'est pas en mesure de faire ce qu'il attend d'elle. Elle ne sait plus parler, elle n' a plus de mots. Elle qui était redoutée pour son aisance rhétorique. […] Maintenant elle fait partie des faibles. Des transparents, des rabougris, des silencieux.
    Mathilde regarde la liste qu'elle vient de rédiger, ces choses minuscules qu'elle n'arrive plus à entreprendre. »
    « Les autres poissons ont des couleurs flamboyantes, leurs écailles sont douces en apparence, leurs nageoires ne sont pas endommagées. Ils se sont éloignés d'elle, ils naviguent dans d'autres eaux, plus claires, plus limpides.
    Elle a perdu ses couleurs, son corps est devenu translucide, elle gît à la surface, ventre à l'air. »

    « Au milieu de cette communauté morte, dépareillée, elle est le dernier souffle, la dernière respiration. Elle est en voie d'extinction. D'ailleurs, elle n'a que ça à faire. S'éteindre. Se fondre dans le décor, adopter les formes vieillies, s'y coller, s'y couler comme un fossile.
    Ses pieds se balancent sous sa chaise. Rien ne lui échappe. Elle remarque tout. Elle est dans un état de conscience aiguë, singulière. Chacun de ses gestes, de ses mouvements, la main dans ses cheveux, la respiration qui soulève sa poitrine, le tressautement du muscle de sa cuisse, le moindre battement de ses paupières, rien ne bouge sans qu'elle le sache.
    Ni autour ni à l'intérieur d'elle.
    Le temps s'est épaissi. Le temps s'est amalgamé, agglutiné, le temps s'est bloqué à l'entrée d'un entonnoir. »

    « Pour la première fois depuis longtemps, elle a envie d'une cigarette. Elle a envie de sentir la fumée arracher sa gorge, ses poumons, envahir son corps, l'anesthésier. »

    « Il pleuvait quand Mathilde est sortie de l'immeuble, une pluie fine salie par la proximité des usines, encrassée, une pluie chargée des excrétions du monde, a-t-elle pensé, le trottoir se dérobait sous elle, par endroits, ou bien étaient-ce ses jambes qui pliaient sous le poids du renoncement. C'était un affaissement vers le sol, imperceptible, comme si son corps ne savait plus comment tenir debout. À un moment elle s'est vue s'écrouler là, sur l'asphalte, par une forme de court-circuit. Pourtant non. »

    « On and on, the rain will fall, like tears from a star, on and on the rain will say, how fragile we are, how fragile we are. Elle a pensé qu'elle était une silhouette grise parmi de smillions d'autres, glissant sur le bitume, elle a pensé qu'elle était lente. Auparavant, elle aurait couru jusqu'à la gare, même sur dix centimètres de talons. Auparavant, elle aurait calculé qu'en se dépêchant elle pourrait attraper le VOVA de 18h40. »

    // « Emporté par le flot dense et désordonné, il a pensé que la ville toujours imposerait sa cadence, son empressement et ses heures d'affluence, qu'elle continuerait d'ignorer ces millions de trajectoires solitaires, à l'intersection desquelles il n'y a rien, rien d'autre que le vide ou bien une étincelle, aussitôt dissipée. »

    -De Viguan.

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  • Commentaires

    1
    Lundi 13 Avril 2015 à 12:43

    Bonjour Lunatysse 

    Ce texte m'interpelle car on dirait les deux êtres malheureux qui m'entourent et me prennent l'esprit en ce moment .... De Vigan ... L'auteur sûrement que je ne connais pas 

    2
    Lundi 13 Avril 2015 à 19:45

    Bonsoir! En lisant ce livre, c'était comme si chaque phrase résumait chacune de mes pensées, et j'avais l'impression d'être/avoir été un mixte des deux personnages..

    Delphine De Vigan, l'auteur de No et moi ! Elle est géniale, je te la conseille vraiment si tu ne l'as jamais lue.

    3
    Zorane
    Mardi 14 Avril 2015 à 14:15

    Oh  merci pour l info, Lunatysse ,  je note dans mon carnet de lecture  , je suis toujours à la recherche de nouveaux auteurs  cool 

    4
    Mardi 14 Avril 2015 à 16:50

    Derien, tant mieux! Moi de même ;)

    5
    Vendredi 1er Mai 2015 à 12:03

    Bonjour Par un beau matin du mois de mai

     

    On vit danser Monsieur muguet

     

    Au bras d'une pervenche bleue

     

    Il dansait avec les fleurs des champs

     

    Ils s'embrassaient à cœur content

     

    Comme le font les gens heureux"

    En cette fête du premier Mai, voici quelques petites clochettes,

     

    pour vous apporter

     

    Chance et Bonheur

     

    Santé et Joie

     

    tout au long de cette année.bises patrick

    6
    Mardi 19 Janvier 2016 à 12:58

    Salut et plein de bonnes choses pour 2016 , je ne sais plus si je suis passée par chez toi depuis le 1er   bref on s en fiche 

    J'ai lu ce roman j ai beaucoup aimé ,  j'aime l'écriture de Delphine de Vigan que j ai découvert en décembre et j ai envie de lire No et moi 

    ouais  à conseiller :)

    7
    Mardi 16 Février 2016 à 15:07

    Hey, oui bonne année à toi aussi (quoique bien en retard!)

    J'ai lu No et moi il y a quelques années, et c'était le coup de foudre avec Delphine de Vigan..

    En ce moment je lis son dernier "D'après une histoire vraie", et je n'arrive toujours pas à me faire d'avis dessus... Je le trouve assez perturbant.

    Bisous!

    8
    Mardi 16 Février 2016 à 16:44

    Coucou tu me diras quand tu l'auras fini 

    je lis " Rien ne s oppose à la nuit  " enfin je le commence juste 

    Bises Lunatysse  à plus tard

    9
    Lundi 22 Février 2016 à 09:24

    Salut Lunatysse , j'ai pensé à toi car je viens de finir un autre roman de Delphine de Vigan " rien ne s'oppose à la nuit" j'ai beaucoup apprécié     ....   prenant criant de vie ! ELLE SAIT ECRIRE ET RACONTER EN TENANT SON LECTEUR .........  je te le conseille 

    Bise de blogueuse 

    10
    Samedi 27 Février 2016 à 13:01

    Salut! Ca fait un moment que je me suis promise de le lire.. Tu me confortes encore plus dans mon idée, j'irais l'acheter dès que possible, merci!
    Elle a ce don de captiver dès les premiers mots..

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