• La Barque (Piégée)

     

    La barque était trouée. Comment aurait-elle put le savoir ?

    Elle était pourtant sûre de l'avoir vérifiée, hier. Quelqu'un avait du la trouer. C'était sûr. Quelqu'un savait. Sur le moment, elle avait plus à faire que s'interroger sur son identité. Après tout, il n'y avait peut-être pas de trous -ou si petit qu'il en fut insignifiant-, et quelques gerbes d'eau auraient remplis le bas fond à force d'éclaboussures... Elle commença à chercher. Toujours calme, mais de plus en plus vite. Il fallait qu'elle le trouve. Son cœur commençait lentement à battre plus lourdement. Là. Elle l'avait trouvé. Le bois avait été enfoncé par un objet en fer, peut-être une lampe ou le coin d'une pelle. Les coupeaux de bois pourtant solide étaient piqués vers le bas de manière désordonnée, semblant crier. Elle secoua la tête en interrompant brusquement sa contemplation et essaya de recouvrir la brèche de ses mains. Elle commençait légèrement à trembler. Non. Non, pas déjà.

    Le bois écorchait ses mains froides et mouillées. Elle savait que c'était vain. Peut-être devrait-elle appeler ? Elle se trouvait presque au milieu du lac à présent. Si elle criait assez fort... Non. Arrêter de penser. Pas ce stress. Pas de nouveau de sentiment. Cette peur. Elle n'y retournerai pas. Plus. Plus jamais. Quel qu’en soit le coût. Lentement, elle repris sa respiration. Elle allait se débrouiller. Il fallait qu'elle y arrive. À tout prix. Ses membres fatigués et encore endoloris de sa nuit blanche s'activèrent. Elle écopait l'eau. Le fond de la barque avait déjà presque eu le temps de se remplir de moitié, depuis tout à l'heure. Chaque pensée pouvait lui coûter la vie.

    Ses petites mains s'agitaient vite en mouvements frénétiques. Trop vite. L'eau glissait de ses doigts. Elle fuyait, avant même que la jeune fille aie eu le temps de la verser en dehors de l'embarcation. Le stress commença doucement à monter en elle. Comme une évidence, qu'elle s'efforçait de rejeter. Et au plus elle allait vite, au plus l'eau fuyait. Comme si c'était fait exprès. Comme si elle se riait d'elle.

    Accroupie, l'eau lui arrivait maintenant presque au dessus des genoux. La barque grinçait, déjà alourdie par le poids de ce qu'elle portait. Ce qu'elle portait. Mais elle ne voulait pas y penser non plus. Son regard apeuré se jeta vers l'horizon. Si seulement quelqu'un venait... Pas de ce côté-la de la rive, non. L'autre. La liberté. La vie. Sa vie. Les tremblements de ses mains commencèrent à gagner le restant de son corps. Elle ne devait pas pleurer. Pas maintenant. Mais si la barque coulait...

    Bien sûr, elle savait nager. Ce n'était pas ça, le problème. Le problème, c'était cette chose, à ses pieds. À son pieds. Le droit. Ce poids. Elle regarda sa frêle cheville brisée, tordue par le bracelet de fer contre lequel elle s'était battue tant de fois. L'eau montait. Le fer avait scié sa peau à de multiples endroits, la marquant de traits rouges et noirs, parfois violets. Le froid n'arrangeait rien. Des bleus couvraient ses genoux et ses pieds. La petite robe noire et usée qu'elle portait semblait se rire de l'hiver. C'était eux, qui lui avait donné. Tout ce qu'il lui avait donné. Avec ce poids à sa cheville. Un goût de rage et de haine monta dans sa bouche. Jamais, elle n'y retournerai. Elle frissonna de dégoût.

    La barque. Elle s'actionna. Encore une fois. Après quelques efforts vaincs, elle décida de reprendre les rames. Les rames. Les deux bouts de bois qu'elle avait taillé pendant la nuit. Le petit rafiot abîmé qu'elle avait récupérer n'en avait plus depuis longtemps. Et puis, au fond, peut-être que le trous y était déjà, depuis le début. Au fond, peut-être que c'était le destin. Le destin qui la ramenait toujours, sans cesse dans ce trous noirs sans issues, le destin, qui brisait toujours chaque infime chance de la laisser un jour rêver. Son destin.

    Toute son énergie vitale se propulsait dans ses bras, maniant toujours les rames. L'eau lui arrivait jusqu'à la taille. Elle s'animait avec la force du désespoir. Cette force, qui n'a pas de limites. Le bateau n'avançait pourtant déjà presque plus. Si elle y arrivait... Si elle pouvait y arriver... Elle redoubla d'efforts. Le bateau avança. Cent mètres. Il lui restait cents mètres. Soudain, son pieds droit la tira vers l'arrière. Le fer cogna contre sa cheville endoloris, rouvrant ses vieilles blessures avec l'eau glacée. Elle ignora les picotements de douleur, elle avait l'habitude. La boule venait de bouger, roulant vers le fond de l'embarcation. Cette boule de fer, reliée par une chaîne à son pieds. Son destin. Elle hurla de rage. Et pendant que son cris se répercutais dans les airs, elle se jeta sur ses chaînes, tirant de toutes ses forces. Après tout, le fer était vieux maintenant... Peut-être.. Si un seul maillons cédait... Et puis, ses râles avaient peut-être du alerter quelqu'un, de l'autre côté. De l'autre côté. Ou peut-être faisait-elle simplement jubiler la personne qui avait détruit son bateau. Il devait rire, oh, comme il devait rire de la voir se mourir lentement, à deux pas de l'enfer, dans ce passage si étroit, fuyant la mort vers la vie. L'eau verte et profonde sembla se calmer. Son pieds droit dérapa à nouveau brusquement vers l'arrière. La barque s'était arrêtée. Ses yeux s'agrandirent de terreur. Doucement, la barque penchait vers l'arrière, entraînant le poids du fer. La fille recula. Non. Non. Elle sentit un mouvement d'aspiration, et l'arrière de son bateau sombra. Sa chaîne se tendit. La deuxième partie de la barque s'était relevée, surplombant l'eau de quelques centimètres. Elle s'immobilisa une seconde. Une seconde tangible. Une de celles, où tout peut arriver. Une seconde qui n'existe presque pas, silencieuse et irréelle. La dernière.

    Ses yeux s'agrandir encore d'un éclat fou, comme s'ils voulaient fuir ce corps condamnés. Son cris resta bloqué dans sa gorge, pourtant, elle en était sûre, ç'aurait été le plus terrifiant de toute son existence. La barque sombra. L'eau l'engloutit. Sa force brisa pratiquement l'embarcation en morceau. La fille se débattit. Sa main s'accrocha à un bout de l'épave. Le bois. Il flotte ! L'eau glaciale avait envoyé une décharge d'adrénaline à ses membres. Aller. Encore un effort. Un espoir. Tu vas y arriver. Le bois craqua. Elle essaya de se hisser sur un nouveau morceau de bois, mais elle était trop lourde. Le bois ne tenait pas - ne tiendrait pas -, se réduisait en pièces, sous ses doigts. Comme l'eau, qui l'avait fuie. Non. Elle se débattait, une lueur de folie animant ses yeux. Si elle ne s'arrêtait pas de bouger, en s'aidant du bois, elle pouvait peut-être le faire. Oui. Elle avait avancé. Cinq mètres. Elle avait fait cinq mètres. Le morceau de barque auquel elle s'accrochait encore de toute ses forces se brisa. Et à cet instant là, dans ses yeux, quelque chose se brisa avec la barque. Un instant, elle aurait pu laisser la folie l'emporter. Elle aurait pus se battre, perdant tout contrôle, elle aurait pus se battre jusqu'au bout. Mais elle était déjà arrivée à bout depuis bien longtemps. Ses jambes et ses bras épuisés battant au ralentit semblaient battre dans le vide, et elle se sentit lâcher prise. L'effet de l'adrénaline s'atténuait. Ses mains brassaient doucement l'eau autour. La boule de fer reprit enfin ses droits, l’entraînant de nouveau vers le bas. Ses droits. Elle lui reprenait son dernier droit : celui de respirer. Celui de vivre. Mais après tout, elle ne voulait pas d'un air pourris. Elle abandonna. Elle coulait. D'abord vite, puis de plus en plus lentement, doucement, comme dans un rêve. Ou bien était-ce elle, qui voyait tout au ralentit, son cerveau, qui était déjà en train de s'arrêter ? … Les yeux grands ouverts, son corps enfin relâché, elle coulait.

    Alors ça y est. C'était comme ça que ça se finissait. Ses pensées dérivèrent. Elle regarda son bateau brisé parsemé de rayons de lumières qui gisait à la surface de l'eau. À défaut de réussir à l'aider, il avait sauvé sa peau, lui, au moins... Chacun pour sois. Comme là-bas... Elle coulait. Cette chose la tirait vers le fond, la tirait vers la mort. Elle savait, elle avait toujours sus que cette chose la tuerait. Elle était prisonnière

    Numéro neuf. De la soixante-douzième catégorie. Numéro neuf. Cette échos résonna sans fin dans sa tête, écorchant les dernières parois de sa raison. Une bulle s'échappa de sa bouche. Ses souvenirs lui faisaient trop mal. Des voix froides et informatiques résonnaient. La douleur qui enserraient ses poumons à vifs finit néanmoins par faire taire les cris dans sa tête.. Elle avait épuisé tout l'air qu'elle avait en réserve. Elle était maintenant dans la dernière phase de l’apnée. Celle ou l'on tenait, celle ou l'on comptait les secondes sans plus aucunes onces d'air pour abreuver le cerveau. Si elle en avait eu la force, elle aurait ris en songeant qu'avant, elle s'était souvent entraînée à retenir sa respiration, dans le petit lac devant leur maison. Le rire d'une petite fille résonna dans sa tête. Ses pensées ralentirent. Avant...

    Cela paraissait tellement loin... Comme un vieux rêve, dont on ne s'était jamais remis. Un souvenir incertain. Elle avait appartenu à un autre monde. Une autre vie. L'eau était de plus en plus dense, autours d'elle. Elle ne comprenait pas pourquoi elle était toujours là. Ça ne menait à rien. Pourtant, au début, elle avait vraiment crus que... Elle avait était si près du but... Un instant, elle avait crus qu'elle pouvait y échapper. Tout avait était si facile... Après tant d'années, elle avait réussis. Elle avait crus.

    Sa tête cogna. De l'air. Il lui fallait de l'air. La douleur. Encore. Elle brûlait de l'intérieur. Ses membres engourdis n'avaient plus la force de bouger. Une larme perla au coin de ses yeux. Elle n'avait jamais osé pleurer. Elle s'était retenue tout ce temps, toutes ces années. Elle avait supporté des choses, qu'on était pas capables de supporter. Comme eux. Eux tous. Mais elle n'y pensais pas. Eux non plus. Il y a un moment où la douleur de chacun est trop grande pour que l'on puisse s'occuper de celles des autres. Notre douleur éteint celle des autres, et notre désespoir éteint toutes vies autour de nous. L’empathie disparaît. Ils étaient tous morts. Éteints. Elle ne voulait pas. Elle ne voulait pas leur ressembler. Elle aurait tout fait pour fuir, garder son semblant humanité, ne pas sombrer. Elle avait tout fait pour fuir. Et pourtant, elle sombrait.

    Elle avait était aussi cruelle, qu'eux. Elle les avait oubliés, effacés. Elle s'en fichait. Elle s'était enfuie, elle.

    Mais elle s'était vraiment battue jusqu'au bout. Elle l'avait mérité. Elle l'avait mérité, son salut... Pourquoi ?...

    Ses larmes coulaient, se répandant dans l'eau sombre, disparaissant, mourant au fur et à mesure qu'elles naissaient. Au moins, personne ne pouvait le voir.

    Elle mourrait. Enfin, elle jetait ses derniers regrets, enfin, elle pardonnait, enfin, elle acceptait. Parce qu'elle allait partir. Elle le comprenait. À quoi bon laisser des choses ici ? Elle lâchait enfin. Un sentiment de bien-être envahit ses dernières pensées, de plus en plus faibles, de plus en plus lentes.

    Elle ne comprenait pas pourquoi elle était encore consciente. Peut-être avait-elle encore quelque chose à faire ici ?.. Elle avait fermé les yeux. Le rire de la petite fille résonna à nouveau. Un pâle sourire éclaira le visage de la jeune fille brisée, à l'antre de la mort. Elle la voyait, cette petite fille. L'eau va l'étouffer. Elle retient sa respiration depuis vingt secondes ; c'est son records. Ses joues rouges sont gonflées, ses yeux innocents écarquillés. Elle est accroupie dans « le petit lac ». Puis soudain, elle se relève. Sa tête perce à la surface et elle engouffre une grande bouffée d'air en riant. Quelqu'un l'appelle. Sa mère. Elle crie son nom. Son nom. Un nom.. qu'elle avait oublié.

    Elle était.. Numéro neuf. C'était tout. Elle n'était personne. Elle était le vide.

    Mais l'appel se répétait. Elle voulait y retourner. À ce moment. Dans ce souvenir. Toute son âme se tendait vers cette dernière image. Une percée de soleil, de goût, de couleurs, d'odeurs, de sourires. Elle voulait tout oublier. Rien d'autre n'avait compté en dehors de cette peur, après. Revivre ce souvenir à jamais. Et si.. et si tout ça n'était qu'un jeu ?... Elle retenait sa respiration, essayant à nouveau de battre son records. Elle irait jusqu'au bout du jeu, cette fois. Elle le gagnerait. Oui. C'était ça. Elle gagnerait le jeu de sa vie. Libre. Petit à petit, les bourdonnements de douleur dans sa tête s'éteignirent, puis ses poumons aussi. Lentement, ses pensées moururent. On aurait pus voir dans sa tête, comme seul souvenir, comme seul signe de la vie qu'elle avait eue, une après-midi ensoleillée et le rire d'une enfant. Un nom, qui résonne...

    La boule de fer toucha le fond.

     

    ...J'ai... gagné.... 

    L'immense lac revint au calme, un ange au fond de l'eau. Un sourire brisé sur les lèvres.

    Éternel.

    « Silence.Etoile »

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  • Commentaires

    1
    Vendredi 9 Octobre 2015 à 19:52

    Chapeau pour ce texte, il est poignant, oppressant.

    Il est vraiment beau et triste...

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    2
    Vendredi 9 Octobre 2015 à 21:02

    Oh, merci beaucoup! :'D Je l'ai écrit il y a quelque années déjà, mais je m'en rappelle presque comme si c'était hier ^^

    3
    Vendredi 9 Octobre 2015 à 21:22

    ow, tout le merite te reviens ;)
    ouki c'est vraiment beau ^^

     

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