• L'ivrogne céleste

    L'ivrogne céleste


    La nuit était froide, sans charme. Je regardais les passants, m'amusant des fossés qui les séparaient parfois les uns des autres. J'attendais. Je savais qu'il y avait une explication logique à mon attente, mais je me sentais à des années lumières de tout. Je me demandais ce que je foutais là. Comme toujours. Un vieux s'avance, il a un nez rouge en patate, tout comme le reste de son visage. Il a les cheveux gris, les yeux pleins. Il est saoul. Il titube un peu. Tu es triste, madame? me demande-t-il pâteusement avec ses grands yeux. Je secoue la tête en mimant un sourire. Il s'arrête maintenant. Corine? C'est toi, Corine? s'exclame-t-il toujours innocemment, sans trop sembler me voir. Je secoue de nouveau la tête d'un sourire triste et lui dit que non, ce n'est pas moi Corine. Un instant, il paraît déçu puis semble se reprendre. T'es qui alors, toi? Quelqu'un d'autre, je dis. Il paraît comprendre. Il sourit. Vous zêtes belle, madame, dit-il alors en détachant chaque syllabe, comme pris par une évidence. Vous zêtes belle. Puis il détourne la tête et s'en va comme s'il avait soudain eu honte, titubant dans le noir de la nuit, redevenant un passant-fantôme au milieu d'une rue. Mes yeux ternes le suivent du regard. Sa dernière phrase résonne dans ma tête, comme seul point d'attache à cette réalité si loin de la mienne. -A des années lumières.

    "Vous zêtes belle, madame."
    Vous êtes belle, et moi je suis laid, vous êtes jeune, et moi je suis vieux, vous n'êtes pas Corine, et moi je suis saoul, vous êtes belle, madame. Moi qui ne suis même pas une madame.
    Un instant décalé avec le reste du monde, un sursis. L'accord d'une minute d'attention. Les yeux de cet homme brillants à travers moi, plus loin que moi, comme s'il y voyait une lumière, là-bas, tout au fond, une lumière que j'aie oubliée.
    Quelqu'un qui s'arrête l'espace de quelques secondes, qui laisse sa clope se consumer entre ses mains, qui laisse ses problèmes et son état d'ébriété avancé à cause peut-être d'un divorce douloureux, quelqu'un qui s'arrête un instant pour en observer un autre. Quelqu'un qui s'oublie un instant pour en faire exister un autre. Quelqu'un qui oublie la misère de sa vie et son décor crasseux pour trouver de la beauté en un étranger. Z'êtes Belle MaDame.

    Ce belle qui éclate sur sa bouche, défiant les lois, sa langue ricochant sur le Dame. Un mélange pâteux et zozotant pour exprimer une idée sereine et lumineuse, le regard porté vers ailleurs. Un salut.
    Innocence et honte dans un même temps.
    Regret et espoir.
    Constat et hésitation.
    Lumière.

    Passagère du silence (Fabienne Verdier) »

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  • Commentaires

    1
    Vendredi 29 Mai 2015 à 13:25

    Bonjour, Lunatysse. Géniale, comme toujours. Bonne journée. Anne

    2
    Samedi 30 Mai 2015 à 18:59

    Ah, merci beaucoup! :D
    Très bonne journée à toi aussi Anne.

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